Stage de terrain à Dieppe – 29 novembre-6 décembre 2014
Une semaine intensive dans la « ville aux quatre ports »
Depuis la création de la formation « Pratique d’enquête », destinée à initier les étudiants en troisième année de sociologie de l’Université Paris 8 à la recherche sur et par le terrain, c’est la seconde fois que nous partons à Dieppe. Une quinzaine d’étudiants se sont glissés dans la peau d’apprentis sociologues et anthropologues. Trois enseignants-chercheurs, Corinne Davault, Michel Samuel et Anaïs Leblon, les ont accompagnés pendant la semaine. Nicolas Jounin et Aurélie Damamme sont venus renforcer cette équipe quelques jours.
Les étudiants ont mis en pratique les cours méthodologiques et théoriques enseignés en première et deuxième année de licence : préparation d’un projet de recherche, formulation et reformulation d’une problématique, observations, entretiens, recensions, recueils de documents, cartographie… Après trois mois d’explorations et de recherche à la bibliothèque, sur internet ou dans la presse locale, ils ont défini des sujets de recherche par binôme et sont enfin prêts pour affronter la dure réalité du terrain…
Les bars comme terrain du samedi
Samedi 29 novembre 2014, 13h05, 12°C : Onze étudiants partis en train de la gare Saint-Lazare, accompagnés par Anaïs Leblon, posent enfin le pied sur le sol dieppois. Les autres étudiants et enseignants arrivent en voiture.
Tous déposent leurs bagages dans les cinq gîtes loués par la fac, en centre-ville. Certains étudiants profitent de leur quartier libre pour faire des courses au marché ou pour aller au restaurant avec vue sur le sympathique port de plaisance. Une fois installés et les ventres pleins, les enquêtes peuvent débuter !
Nous sommes prévenus : il faudra être endurants ! D’entretien en entretien, au détour d’une visite ou d’une rencontre, il s’agira de lever les yeux de notre journal de terrain pour nous mettre à la page du quotidien dieppois.
A peine arrivés, Peter et Emma s’aventurent déjà, accompagnés d’une enseignante, dans la chaleur d’un café du port, tandis que d’autres partent à la découverte de la ville. Arrivés au bar Le Cayeux pour le premier entretien, ils trouvent la salle remplie de pêcheurs revenus de la mer, mais pas leur interlocuteur. Tout n’est pas perdu car un marin les accoste et ils passent une heure à discuter autour d’un verre. Une rencontre mène à une autre: la semaine commence !
Peter et Emma travaillent sur l’histoire et la transformation du Port et du quartier du Pollet. Ils se demandent quelle place ces lieux occupent dans la ville et dans le quotidien des habitants. Comment les mémoires et attachements à ces lieux prennent-ils forme ? Comment ces lieux sont-ils habités et narrés par les Dieppois ? Ces objets sont-ils enjeux de transmission?
Ils portent une attention particulière à la polémique actuelle autour du Pont Colbert. Une lutte des habitants pour sa sauvegarde et son entretien s’oppose à un projet de reconstruction porté par le syndicat mixte du port. Jour après jour, ils sont surpris de découvrir que beaucoup de leurs interlocuteurs mentionnent spontanément la controverse autour du Pont Colbert, le plus souvent en déclarant aussitôt le parti qu’ils ont pris.
Le pont Colbert depuis l’île du Pollet
Alors que Peter et Emma enchaînent trois entretiens le premier jour, Jacob et Julien ont la chance de rencontrer “Jésus” à l’accueil de la maison des associations. Très bavard, les informations qu’il donne sur le tissu culturel et le rock dieppois sont prolifiques et permettent de poursuivre l’enquête, le soir même, au bar le “Douze”. Conjuguant le travail et l’euphorie de l’arrivée, Jacob et Julien proposent à l’équipe de venir y boire un coup.
L’intérêt porté par Jacob et Julien au rock est bien perçu et incite les artistes locaux à ouvrir les portes de leurs univers. C’est en partie à travers le monde joyeux des bars et des soirées que les musiciens performent, découvrent des inspirations ou rencontrent leurs pairs. Ils se dirigent vers des lieux comme le Bar Des Bains un bon vieux pub rock, ou le Douze, bar de soirée sympa. Ils rencontrent au détour d’une bière des acteurs de la vie musicale ; profs de musique et musiciens avec lesquels des entretiens ont pu être programmés ou même des néophytes dont les avis et les idées sur la création musicale locale sont à écouter.
Plus tard, les contacts pris au conservatoire, dans une école musique, chez un disquaire montreront l’importance des réseaux et des interconnexions dans la création musicale. Ils décident d’essayer de décrire le fonctionnement de ces réseaux.
L’autre réseau est évidemment le net. Si on peut passer du temps à rencontrer les acteurs d’un réseau culturel dont les noeuds sont les bars, il est encore plus chronophage de suivre et d’essayer de comprendre les rapports entre musiciens, public et diffuseurs qui existent sur Internet. Alors, il faut profiter de la présence à Dieppe pour les relations de face-à-face impossibles à faire de Paris.
Exemples de groupes dieppois rencontrés : https://www.youtube.com/watch?v=n7SigmTKKsw
https://www.youtube.com/watch?v=6BoIs4Kr8Jk”
Un dimanche associatif
Au lieu des cloches dominicales, la première matinée résonnera au son de “Elle n’est pas morte” d’Eugène Pottier sur le quai Henri IV avec l’Association des Amis de la Commune de Paris, pour Anaïs Leblon et Nicolas Jounin – venu prêter main forte aux enseignantes pour quelques jours – et plusieurs groupes d’étudiants, dont Aurélien et Mariama, qui travaillent sur l’engagement des habitants dans leur quartier.
Motivés par la problématique de l’engagement des citoyens dans leurs quartiers, mais très peu précis au début de l’enquête, leur sujet ne couvre pas non plus un territoire en particulier. Un premier enseignement a été de préciser le sujet sur un territoire délimité et de construire une problématique qui les intéresse. Ils ont donc décidé de centrer leur étude sur deux quartiers différents et pourtant voisins. Puys, quartier résidentiel très calme et aisé et Neuville-Neuf, quartier populaire, constitué de grands ensembles et de petites résidences. Durant cette semaine, ils ont rencontré de nombreuses personnes qui s’engagent pour leurs quartiers où qui s’impliquent dans la vie des dieppois : des responsables associatifs, des militants, mais également des élus, notamment une maire-adjointe et un conseiller municipal à la Démocratie Locale, et de manière plus informelle, Sébastien Jumel (maire PC de Dieppe) au détour d’une assemblée de quartier.
Pour la suite de l’enquête, Aurélien s’intéressera plus particulièrement à la réhabilitation d’un parc paysager à Neuville-Neuf sur l’initiative des habitants et dans le cadre de la politique de la ville.
Le dimanche soir, à la Dieppe Scène Nationale, Diep-Haven, festival transmanche de création contemporaine organisé par l’association Cybèle accueille le public pour sa soirée de lancement. Au programme : film classique, récit performé autour des bateaux-fantômes et lancement des projets, auxquels assistent Asiya et Annette qui travaillent sur les artistes dieppois. Cette soirée leur permet de prendre connaissance de ce qu’offre ce festival, de la manière dont il s’inscrit dans le paysage artistique de la ville, mais aussi de nouer quelques contacts avec des organisateurs et artistes. Tout au long de la semaine, c’est en se rendant à des événements, en côtoyant des artistes, des artisans, des élus, et des organisateurs, qu’elles mesurent l’importance du réseau d’interconnaissances. Ainsi, au fil des rencontres leur planning de la semaine s’est alors très vite rempli, mais ce marathon d’entretiens qui fut le leur, leur a permis de constituer un corpus pertinent et de dégager des axes de réflexions multiples. De nombreux aller-retours à l’exposition de l’association des peintres et sculpteurs dieppois qui présentaient leur 67ème salon dans le hall de la médiathèque, ont permis de rencontrer un bon nombre de peintres, sculpteurs, photographes et galeristes. De la peinture à la sculpture, de la photographie au cinéma, de la céramique à l’écriture, de la médiathèque à la Dieppe Scène Nationale, ou encore de la mairie au château-musée, elles ont pu balayer une bonne partie des pratiques artistiques et culturelles locales.
Affiche de l’exposition de peinture au bar le Douze
Lundi matin, les lycées ouvrent leurs portes
Lundi matin, à l’aube, Laetitia, Lucas, Ophélie et Aurélie accompagnés de Nicolas Jounin partent pour le Lycée Emulation Dieppoise afin d’y rencontrer la proviseur adjointe, et négocier l’accès à ce terrain.
La proviseur adjointe du lycée ouvre son établissement et permet à Laëtitia et Lucas d’organiser une rencontre avec deux classes de Terminales et une classe de Première en filières professionnelles, laissant cette courte semaine commencer sous de bons auspices. A peine le temps de faire le tour du lycée, qu’ils ont déjà traversé la ville pour aller rencontrer le proviseur adjoint du lycée Jehan Ango, qui fera tout son possible pour qu’ils puissent rencontrer un maximum d’élèves de Terminales générales au lycée Ango.
Laëtitia et Lucas travaillent sur la reproduction sociale au travers le prisme de la ségrégation scolaire. Toute la semaine, ils courent entre les deux lycées, mangeant sur le pouce, quand ils le peuvent. Des présentations dans les classes aux entretiens, d’Ango à Emulation, de Première «Littéraire» à Terminale « Maintenance des Véhicules Automobiles », Lucas et Laetitia rencontrent les lycéens et échangent avec eux sur leur parcours scolaire.
Photographie de l’émulation dieppoise.
Ophélie et Aurélie s’intéressent plus particulièrement aux lycéens et étudiants qui suivent ou s’apprêtent à suivre les filières du nucléaire, développées dans la région en raison de la présence de deux centrales, Penly et Paluel. Elles entament leur projet le lundi matin en s’entretenant avec la proviseure adjointe du lycée professionnel Emulation Dieppoise, ce qui leur a permis d’assister à un cours en Chantier-Ecole. Le chantier-école est une reconstitution miniature d’une centrale nucléaire conçu dans un cadre pédagogique, où sont formés les BTS et Bac pro Environnement et Nucléaire. Ce cours confronte les élèves aux règlements et aux procédures très strictes qu’implique le travail en centrale. Dès cette première journée, elles font face au jargon technique des professionnels du nucléaire. Au fur et à mesure de la semaine et des entretiens avec les différents interlocuteurs, elles acquièrent certaines notions et commencent à objectiver les processus de formation et de recrutement des travailleurs du nucléaire. La majorité de ces entretiens est obtenue sur le terrain grâce à leurs différents interlocuteurs. Après une semaine éprouvante, sensationnelle et pleine d’espoir pour la recherche, elles constatent qu’un retour sur le terrain sera certainement nécessaire pour approfondir le sujet.
Lundi après-midi, premier entretien au gîte
Après le déjeuner, Asiya et Annette ont passé leur premier entretien à l’appartement. Elles reçoivent ainsi Maxime Brygo, artiste photographe qu’elles ont rencontré la veille à la médiathèque puis à la Scène nationale et qui participe au festival Diep Haven. Ce premier entretien s’est avéré prometteur et de bon augure pour les nombreux autres entretiens à venir. Grâce à la centralité de l’appartement, elles ont ainsi pu recevoir plusieurs artistes et écrivains tout a long de la semaine, de même qu’elles ont pu se rendre aisément dans les différents ateliers et lieux de rendez-vous pour passer les entretiens.
Les filles se sont vite créées une routine : pour ponctuer leurs longues journées d’entretiens, elles s’arrêtent aux cafés locaux pour déguster un délicieux chocolat viennois avec une gauffre ou des churros avant de continuer leur marathon d’interviews.
A la fin de la journée, après les longues heures d’entretien et de travail de recherche, alors qu’il est temps de se reposer devant un dîner bien mérité, TOC TOC à la porte. Ce sont les professeur.e.s qui viennent faire un briefing, dérobant les étudiantes de ces quelques instants de répit bien mérités. C’est cependant avec plaisir qu’elles leur révèlent leurs découvertes de la journée, leurs rencontres, et leurs impressions au milieu des différents parfums de gratin, de soupe et de saumon (acheté localement au marché) préparés pour le dîner. Cela se reproduira presque tous les soirs.
Mardi, visite sous contrôle d’un terrain surveillé : la centrale nucléaire de Penly
Le mardi après-midi, Corinne Davault et les deux groupes qu’elle accompagne partent visiter la centrale nucléaire de Penly. Ophélie et Aurélie la découvrent en compagnie d’Adrien et Pascal, qui travaillent sur l’information et la communication des différents acteurs du débat sur le nucléaire. Le rendez vous a été pris depuis plusieurs semaines. Ils doivent se présenter avec leurs cartes d’identité à l’entrée grillagée de la centrale. Les chaussures à talons sont déconseillées ainsi que la présence de visiteurs sujets au vertige. Sans appareils photographiques, ni enregistreurs, interdits, et après un contrôle des cartes d’identité, la visite commence par un long entretien avec la responsable du service communication. Puis, coiffés de casques de chantier, équipés de casques pour les oreilles et de lunettes de protection, ils descendent en funiculaire aux abords immédiats de la centrale et sont guidés d’un portillon de sécurité à l’autre jusqu’à la salle des machines.
Pascal et Adrien ont choisi ce sujet en raison de la proximité de Dieppe avec deux centrales nucléaires, Paluel et Penly, et de l’importance de l’industrie nucléaire pour le bassin d’emploi local. Une de leurs interrogations est de savoir s’il y a réellement un débat autour de la question du nucléaire. Ils ont préparé leur terrain en amont, en sollicitant des entretiens auprès des membres de la Commission Locale d’Information Nucléaire (CLIN) : des associatifs, des politiques, des fonctionnaires de l’administration publique et des syndicalistes, sans oublier la responsable communication d’EDF pour la centrale de Penly et deux journalistes locales.
Ils s’entretiennent avec ces acteurs, de sensibilités et statuts divers, de leurs parcours et de la manière dont ils voient ce débat. Cette semaine à Dieppe est également l’occasion d’aborder de façon informelle avec des Dieppois un sujet délicat, car beaucoup de gens travaillent dans une centrale ou dans un métier autour du nucléaire.
Le mercredi, ils se rendent en compagnie de Michel Samuel à Rouen et à Fécamp pour les besoins de l’enquête.
Mercredi, jeudi, vendredi, effet boule de neige, les entretiens s’enchaînent…
Toute la fin de semaine, étudiants et enseignants naviguent entre les rendez-vous, les rues dieppoises et les alentours de la ville, se retrouvant tous les soirs pour faire le point sur les jours passés et à venir. L’ambiance était donc au travail, auquel se sont ajoutés des moments de détente plus festifs. Outre les diverses expériences d’un tel travail de terrain, les étudiants ont également découvert les difficultés et les avantages d’une recherche alliant élaborations individuelles et collectives.
De retour à l’université, tous devront examiner avec soin les informations récoltées et préparer le second départ, prévu à la fin du mois de mars.
Toute l’équipe, étudiants et enseignants, remercie vivement les Dieppois pour leur accueil chaleureux
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