Deux générations dans la débine. de Jean-François Laé et Numa Murard, sort le 19 janvier 2012.
Introduction : La mémoire en morceaux
Pourquoi écrire encore sur les pauvres d’aujourd’hui? Qu’y a t-il de nouveau à dire sur les fantômes d’un monde industriel disparu qu’ont rejoint des cohortes de nouveaux ouvriers pauvres ? N’a-t-on pas déjà tout dit sur la décomposition produite par le chômage, l’appauvrissement économique, et ses conséquences sur les modes de vie, l’individualisation de l’action publique ?
Faut-il encore interpeller les moralistes qui, depuis le début des années 1980, chantent l’assistanat et l’exclusion, nourrissent la figure de l’illettré ou du délinquant ou glosent sur le racisme infâme qui gonflerait le score du Front national ? Que dire de l’abondante littérature sur « les cités », un euphémisme pour parler de la pauvreté dans les enclaves HLM, ou encore de « la question des jeunes », comme si elle n’avait rien à voir avec la vulnérabilité de leurs parents, ou mieux encore, de « la question migratoire », comme si elle était dissociable du simple chômage, de l’expérience sociale vécue par l’ensemble des salariés pauvres ? Cette segmentation traditionnelle se veut respectable. Ne subsisteraient que des familles isolées, divisées entre elles, soumises à la vindicte scolaire et au retrait des allocations familiales comme le simple jouet des institutions. Des hommes isolés à leur tour gagneraient les centres d’hébergement pour l’hiver, à défaut de gagner au loto (car ils jouent, en plus !)
À première vue, l’affaire serait réglée. Le pauvre serait réduit au silence. Ne subsisteraient que des cris plaintifs et des faits divers faisant la Une de la presse. Ne resterait que la guerre entre eux. Ne resteraient que les restos du cœur et la croix rouge pour distribuer les miettes, le frisson de guerre civile, la focalisation sur les figures masculines et « ethniques » peuplant les tribunaux, porteurs de l’échec et de la violence scolaire, condamnant les parents au retrait des allocations familiales. De quoi jeter un voile sur ce qu’on ne saurait voir, sur ceux qui ont raté le départ du train ou ont failli à leur rôle parental.
Résultat : le mépris, l’accusation et les diverses formes de haine des dominants qui s’étalent à longueur de page des journaux et au bord du politique.
A quoi bon revenir là dessus 30 ans après l’enquête que nous avons menée à Elbeuf sur la pauvreté résiduelle des Trente glorieuses, sur les « poches de pauvreté », comme on disait alors, ces derniers îlots de misère que la prospérité allait effacer ? C’est qu’il est question de savoir ce que font, disent et vivent ces supposés jouets de l’histoire, sans être réduits ni à une classe, ni à une histoire homogène, ni à une seule posture politique. « Aller dans leurs sens », c’est se mettre à l’écoute d’une mémoire flottante, reprendre la pointe des mots qui emballent leur expérience. C’est ensuite accepter que les crises de la mémoire sont aussi des crises de la socialisation, cette matière sans arrêtes bien nettes, et que les petites phrases insensées ont un sens. C’est enfin nourrir l’espoir que dans ce nouveau texte, ils garderont le dernier mot.