Le problème de l’inégalité face à l’école ne se situe pas au niveau des classes préparatoires.
Par CLAUDE DARGENT professeur de sociologie à l’université Paris-VIII, Saint-Denis et à Sciences-Po.
Libération, mardi 25 avril 2006
L’idée formulée il y a quinze mois par Patrick Weil tourne beaucoup ces derniers temps : la lutte contre l’inégalité face à l’école passerait par un accès automatique d’un pourcentage minimal de bacheliers issus de chaque lycée dans les classes préparatoires aux grandes écoles. On reconnaît là un avatar du dispositif qui a fait ses preuves à Sciences-Po, contre les sceptiques de tous bords : ménager une voie spéciale d’accès aux meilleurs élèves des lycées implantés en Zone d’éducation prioritaire (ZEP). Malheureusement, une excellente idée appliquée à une petite échelle peut devenir bien mauvaise si elle se trouve généralisée : la réussite du système adopté par Sciences-Po repose sur une démarche contractuelle avec quelques établissements et n’a rien de commun avec un système aveugle de quota au plan national ,qui mettrait en jeu des milliers de lycées.
Une fois de plus, on centre d’ailleurs le débat sur l’enseignement supérieur autour des classes préparatoires. On ferait mieux de songer enfin à remédier au scandale de l’état de nos universités. Le mouvement récent contre le CPE vient d’ailleurs une nouvelle fois de traduire l’inquiétude des étudiants qui y sont inscrits des étudiants dont le comportement a contrasté avec celui de leurs camarades des classes préparatoires et des grandes écoles, beaucoup moins mobilisés. Le gouvernement l’a bien vu qui punit une fois de plus les universités, en refusant de les aider à réparer les déprédations qu’elles ont subies en marge du mouvement…
Mais plus profondément, le sentiment d’une inégalité de traitement est pleinement justifié si on en juge par l’effort que consent l’Etat sur le long terme. Sait-on assez combien coûte au contribuable un élève de classes préparatoires aujourd’hui en France ? 13 760 euros. Et un étudiant en première année de premier cycle à l’université ? 6 700 euros. On le voit, l’Etat dépense deux fois plus pour les enfants des classes supérieures, qui dominent dans les prépas, que pour ceux des classes moyennes et populaires, qui sont cantonnés à l’université. Cela s’appelle la redistribution à l’envers…
Ces chiffres traduisent le dualisme du système français d’enseignement : d’un côté, le secteur sélectif (classes prépa grandes écoles, IUT, STS), de l’autre, les universités où sont contraints d’étudier les bacheliers qui n’ont pu accéder à la voie royale. Soit, dira-t-on, mais tout système scolaire ne doit-il pas être sélectif ? Certes. Mais à condition que les chances ne soient point trop inégales. En France, on est loin du compte.
Si la faiblesse de l’admission des jeunes issus des catégories populaires en classes préparatoires constitue un sujet flagrant d’indignation, croire que l’ouverture forcée des prépas aux élèves de ces milieux sociaux se traduira mécaniquement par leur entrée à X, HEC ou l’ENS témoignerait d’une évidente naïveté sociologique. S’ils ne sont pas effondrés une fois admis à Sciences-Po, c’est que les étudiants issus des ZEP y bénéficient d’un encadrement particulier qui les aide à réussir le diplôme. Une fois entrés en prépa, tout reste à faire. Et pour y avoir enseigné, je peux témoigner combien, dans cet univers de concurrence effrénée, il est difficile pour les enseignants de s’occuper des plus faibles, sous peine de compromettre définitivement les résultats de l’ensemble de la classe. Le couperet du concours risque donc in fine de décimer ce quota d’élèves d’origine modeste introduit autoritairement. Et leur accorder un soutien renforcé aboutirait à renforcer l’écart de coût que je viens de rappeler, au bénéfice d’élèves qui ont une forte probabilité de ne pas franchir la barrière du concours. D’autant que, entre un nombre élevé d’heures de cours et les interrogations orales, ces classes sont déjà très encadrées en terme d’emploi du temps.
D’ailleurs, où inscrirait-on ces nouveaux élèves de classes préparatoires ? A Louis-le-Grand, à Henri-IV, au lycée du Parc ? Voilà qui les condamnerait à une mort scolaire certaine à brève échéance. Dans les classes aux résultats plus modestes implantées en province ou en banlieue ? Ce serait renforcer la hiérarchie entre les prépas des « grands» lycées parisiens et celles des autres établissements. Au bout du compte, ce dispositif aboutirait à augmenter les inégalités territoriales, déjà très choquantes aujourd’hui sur ce dossier. En sociologie de l’enseignement plus qu’ailleurs, l’enfer est pavé de bonnes intentions…
Croire qu’on résoudra le problème de l’inégalité face à l’école en le traitant au niveau des classes préparatoires est donc illusoire : tout se joue bien en amont de l’enseignement supérieur. Lutter contre l’inégalité sociale, qui caractérise notre système scolaire, passe d’abord par une véritable limitation des effectifs des classes en ZEP et par un vrai avantage en terme de moyens affectés, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
S’agissant de l’enseignement supérieur, plutôt que d’accroître encore le fossé entre les universités et les grandes écoles, il faut au contraire ménager aux classes moyennes et populaires des parcours de réussite via l’université. D’abord en consentant l’effort financier permettant de doter les premiers cycles à un niveau décent, qui s’approche de celui des filières sélectives. En échange, les universités devront se réformer pour faire diminuer le taux dramatiquement élevé des sorties sans diplôme. Mais cela suppose des mesures d’accompagnement, comme obliger les IUT et les STS à ne recruter que des bacheliers technologiques, dont ils constituent le débouché naturel, au lieu pour les premiers d’accorder plus des deux tiers des places dont ils disposent aux bacheliers d’enseignement général. C’est infiniment plus cohérent du point de vue de la formation reçue, et cela développera une orientation positive vers les filières technologiques en lycée. En contrepartie, il faudra mettre en place dès la première année de premier cycle des parcours adaptés à ces bacheliers, qui y échouent massivement aujourd’hui. On pourra alors, en augmentant les admissions parallèles en provenance de l’université, parvenir à une plus grande diversité sociale des élèves des grandes écoles. Autrement, le remède risque d’être pire encore que le mal que l’on constate actuellement. C’est tout dire.
Claude Dargent