Nicolas Jounin, maître de conférences au département de sociologie de l’université Paris 8, a publié récemment Chantier interdit au public. Le quotidien Le Monde en rend compte aujourd’hui :
Le secteur du BTP, derrière les palissades
LE MONDE | 14.03.08 |e secteur du bâtiment et des travaux publics manque de bras, les salaires y sont meilleurs qu’ailleurs, il offre des perspectives de carrières et l’ascenseur social fonctionne… si l’on en croit le discours officiel des dirigeants d’entreprises de BTP. Mais, derrière les palissades, la réalité des chantiers est tout autre. Nicolas Jounin, sociologue, s’y est fait embaucher, incognito, durant un an, d’abord comme manoeuvre puis comme ferrailleur. Son enquête nous immerge dans cet univers très rude.
Arrivé sur le site, le jeune homme, que personne ne prend la peine de présenter, doit d’abord décoder le rôle de chacun. Sur un chantier se côtoient des ouvriers aux multiples statuts, permanents, intérimaires, salariés de l’entreprise générale ou de sous-traitants, voire de « sous-traitants de sous-traitants »… Entre eux s’instaurent une subtile hiérarchie et un partage quasi ethnique des tâches.
Au bas de l’échelle, les manoeuvres, intérimaires, la plupart maliens ou sénégalais, se voient confier les travaux les plus durs. Certains chefs les appellent indistinctement « Mamadou » et n’hésitent pas à leur rappeler qu’ils peuvent être renvoyés à tout moment. En proie aux humiliations voire au racisme mal dissimulé derrière un « humour de chantier », ils sont d’autant plus vulnérables que leur titre de séjour est provisoire ou inexistant. Ils projettent de quitter le secteur, où l’ascenseur social ne fonctionne pas pour eux, dès qu’ils seront régularisés.
Viennent ensuite les ouvriers qualifiés, ferrailleurs ou coffreurs, intérimaires ou permanents, souvent originaires du Maghreb. Puis les chefs d’équipe ou de chantier, majoritairement portugais, des travailleurs chevronnés, forts en gueule, qui houspillent « leurs gars », alternant réprimandes et faveurs. Ils ne font cependant que relayer les consignes des conducteurs de travaux, français, jeunes, un BTS ou un diplôme d’ingénieur en poche, qui, depuis les bureaux installés sur le site, organisent le travail, imposent le calendrier et des cadences très soutenues. Ceux-là sont promis à un bel avenir.
L’auteur décrit avec minutie les mécanismes de cooptation et de discrimination qui conduisent à cette division précise des tâches. Lui-même a eu du mal à se faire embaucher et s’entend dire par un chef de chantier : « Il faut que tu m’expliques pourquoi un Français se trouve dans la ferraille. Ça fait treize ans que je fais ce métier, j’en ai pas vu un seul. Enfin si, mais des cons. »
L’émiettement des statuts, l’enchevêtrement des employeurs et le va-et-vient incessant des ouvriers ne facilitent pas le travail d’équipe ni la convivialité. Un savoureux chapitre du livre est consacré à la lutte inégale pour obtenir le service de la grue ou disposer des outils indispensables. La géographie même de la prise des repas témoigne de ces divisions : seuls les salariés intégrés déjeunent ensemble. De fait, 80 % des ouvriers sont externalisés, la cascade de sous-traitants et le recours systématique aux agences d’intérim permettant de couvrir des illégalités largement tolérées. Les intérimaires ne signent de contrat qu’à l’issue de leur mission, ce qui permet d’y mettre fin à tout moment.
En dépit des progrès sur les conditions de travail, les chantiers restent exténuants physiquement. « Je suis frappé par le nombre de jeunes ouvriers qui, dès 30 ans, portent une ceinture dorsale », écrit Nicolas Jounin, qui cite aussi cette remarque d’un ferrailleur marocain : « Un ouvrier du bâtiment qui vit après 65 ans, c’est qu’il a été fainéant. » Le constat est aussi cinglant sur la comptabilisation des accidents du travail, souvent escamotés, et sur la parodie de sécurité à l’occasion d’une inspection. Pourtant noté « docile et assidu », Nicolas Jounin se révolte contre l’humiliation que lui fait subir un chef d’équipe ou alerte l’inspection du travail sur les pratiques d’une agence d’intérim. L’affaire ira jusqu’au tribunal correctionnel… pour voir prononcée une relaxe générale.
« Chantier interdit au public » de Nicolas Jounin. Ed. La Découverte, 276 pages, 23 €
Isabelle Rey-Lefebvre
Article paru dans l’édition du 15.03.08