Nicolas Jounin, sociologue : « Selon l’origine ethnique, on progresse plus ou moins vite sur les chantiers »
Le Moniteur – Expert
Entretien avec Nicolas Jounin, maître de conférence en sociologie à l’université Paris VIII, chercheur au laboratoire URMIS (Unité de recherches migrations et sociétés) et auteur de « Chantier interdit au public, enquête parmi les travailleurs du bâtiment » (Editions la découverte), disponible en librairie à partir du 14 février.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé au secteur du bâtiment ?
Ce livre est une version revue et enrichie du travail de thèse que j’avais entrepris. J’ai mené ce qu’on appelle en sociologie, une « observation participante ». Concrètement, j’ai décidé de me glisser dans la peau d’un ouvrier intérimaire en commençant par faire le tour des agences dans le nord de Paris. D’abord manœuvre, sans qualification, j’ai par la suite entrepris une formation de dix huit semaines en coffrage et ferraillage au Greta. Ce qui m’a permis ensuite d’occuper le poste de ferrailleur.La réalité qui transparaît aux travers des témoignages que vous relatez est aux antipodes des discours officiels ?
Je ne prétends pas décrire LA réalité. Mon étude concerne le gros oeuvre parisien, de 2001 à 2004, dans la peau d’un ouvrier intérimaire. Cette précision faite, c’est vrai que le quotidien des chantiers est difficile. Physiquement parce que les cadences sont éreintantes. Moralement du fait de la précarité de la situation.Vous expliquez que les logiques du bâtiment ont conduit à confondre poste et origine. Un racisme ordinaire ?
Non, ce serait caricatural de s’en tenir à cette explication. Bien sûr les discriminations racistes existent mais d’autres éléments conduisent à cette situation. D’une part, les politiques migratoires qui dépassent largement le cadre du seul secteur du bâtiment. D’autre part, le recrutement par cooptation, à tous les échelons. Ces trois mécanismes oeuvrent simultanément à ce qu’on confonde poste et origine. L’analyse des chiffres montre que, selon l’origine ethnique, on progresse plus ou moins vite, plus ou moins jeune. Ceci n’est pas figé.Vous dites que la « pénurie de main d’oeuvre » est une « expression lourde de sous-entendus rarement interrogés par ceux qui la relaient ». Est elle fictive ?
On peut s’interroger sur la réalité d’une pénurie qui n’empêche pas de continuer à produire. Toutefois le problème n’est pas nouveau. En 1964 déjà, Francis Bouygues indiquait que « d’une manière qui est maintenant traditionnelle, la profession du bâtiment ainsi que les administrations se soucient, par périodes, de deux aspects du problème de la main d’oeuvre parce qu’ils sont pour eux un sujet d’inquiétude immédiate : l’insuffisance des effectifs et la hausse des tarifs ». Puisque le problème est identifié depuis si longtemps, comment n’a-t-on pas réussi à le résoudre ?Au-delà des problèmes de qualité des ouvrages, vous analysez la sous-traitance au regard de l’organisation des chantiers. Quels enseignements en tirez-vous ?
Les entreprises générales ont toujours eu recours à la sous-traitance pour le second oeuvre et les équipements techniques. Désormais, la sous-traitance intègre également la partie gros oeuvre et n’a de justification que la déqualification des tâches, des coûts moindres et la possibilité d’externaliser la variabilité de la production. Sur les chantiers, j’ai pu constater à quel point la superposition de couches hiérarchiques pouvait être source de conflit. Le chef de chantier de l’entreprise principal est toujours tenté de commander directement aux ouvriers de l’entreprise sous-traitante sans passer par le chef de cette équipe. Par ailleurs, bien qu’à échelon et qualification équivalents, un salarié de l’entreprise sous-traitante sera toujours inférieur à un ouvrier de l’entreprise générale. Alors imaginez le statut d’intérimaire chez un sous-traitant…« La sécurité est l’affaire de tous ». Une utopie ?
Toute la contradiction de la sécurité est « résumée » par un seul homme : le chef de chantier. Un seul homme pour faire respecter les consignes de sécurité tout en tenant des cadences de travail de plus en plus intenses. De ce fait, on tente de responsabiliser chacun des acteurs du chantier. Et on peut constater que les règles de sécurité sont assimilées par les ouvriers. Suffisamment en tout cas pour qu’ils aient conscience de les enfreindre. Ce qui débouche, pour tenir les délais, à un affrontement clandestin du danger.Propos recueillis par Julien Beideler
Le Moniteur – Expert propose aussi un autre article sur l’ouvrage de Nicolas Jounin : Exclusif : trois ans dans la peau d’un intérimaire du BTP
A l’heure où les entreprises du bâtiment déplorent une pénurie chronique de main d’œuvre, où les initiatives pour séduire les jeunes se multiplient, où le management de l’égalité des chances est mis sur le devant de la scène et où la sécurité devient « l’affaire de tous », le sociologue Nicolas Jounin livre dans « Chantier interdit au public, enquête parmi les travailleurs du bâtiment* » une lecture abrupte du quotidien des chantiers.
Le jeune chercheur au laboratoire Urmis (unité de recherches migrations et société) s’est glissé trois ans – de 2001 à 2004 – dans la peau d’un intérimaire des chantiers de gros oeuvre parisien. D’abord manœuvre puis ferrailleur, il relate un vécu âpre, une immersion parfois brutale avec un quotidien teinté de précarité, de discrimination, de cet humour raciste « assez plaisant pour être objet de rires et assez ambigu pour être porteur de sens ». Les nombreux témoignages qui étayent l’analyse de l’auteur – ouvriers, chefs de chantier, conducteurs des travaux, commerciaux d’agence d’intérim, responsables de ressources humaines…- illustrent les contradictions de la profession : pénibilité du métier, pratiques illégales d’employeurs, dispositions sécuritaires sacrifiées sur l’autel du rendement… S’il n’a pas la prétention de décrire le quotidien de tous les chantiers de France (nous sommes bien dans le « gros oeuvre parisien »), l’auteur, en se plaçant au bas de l’échelle sociale et au sommet de celle de la précarité, décrypte au fil des pages les mécanismes qui conduisent à l’ « ethnicisation des tâches » (correspondance entre poste et origine ethnique) et souligne les dissonances entre travail intérimaire et sécurité.
Certes, les problèmes soulevés par Nicolas Jounin ne sont pas nouveaux. Pour certains d’entre eux, comme la pénurie de main d’oeuvre, ils sont même récurrents. Et l’auteur ne prétend pas avoir de solutions clés en main qui permettrait au secteur de chasser ses vieux démons. Néanmoins, si l’on veut bien aborder cette enquête, non pas comme un énième procès des pratiques du BTP mais comme un éclairage cru de la réalité, il en ressort, et cela n’étonnera personne, que la profession ne pourra progresser sans l’implication de tous les acteurs. Et pas uniquement des entreprises.
Julien Beideler
source : Le Moniteur – Expert
Pour en savoir plus, la page de Nicolas Jounin vous donne accès à sa bibliographie (plusieurs articles en ligne).