Coline Cardi, maîtresse de conférences au département de sociologie de l’université Paris 8, était interviewée dans Sud Ouest dimanche 31 octobre :
L’ENTRETIEN DU DIMANCHE
La violence au féminin. PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE TILLINAC« Sud Ouest Dimanche ». Le rapport de l’Observatoire national de la délinquance met l’accent sur une augmentation de la délinquance chez les filles mineures. Notamment pour les violences aux personnes. Se comportent-elles vraiment de plus en plus comme des garçons ?
Coline Cardi. La publication de ce rapport a donné lieu à de nombreux commentaires sur l’« explosion » de la délinquance féminine. Alain Bauer, qui préside le conseil d’orientation de l’Observatoire, a cité le chiffre d’une augmentation de 133 %.
Ce qui est effectivement important…
Mais toutes ces données sont en fait à relativiser. Nous sommes sur une durée assez longue puisque la période de référence est 1996. Cette année-là, on recensait 15 000 adolescentes mises en cause. En 2009, on en compte 30 000. Nous restons donc sur des chiffres très faibles comparés aux 180 000 garçons aujourd’hui impliqués dans des faits de délinquance.
Le phénomène serait donc en réalité plutôt marginal ?
Il est important de rappeler la relative faiblesse de ces chiffres, non seulement parce qu’on voit bien que le phénomène reste marginal, mais aussi parce que lorsqu’on travaille sur de si petits nombres, une légère augmentation conduit forcément à faire augmenter très nettement les pourcentages. Si bien que le chiffre de + 133 % n’a finalement pas grand sens, et encore moins sur une longue période. Surtout, les chiffres cités dans le rapport ne parlent pas tant de délinquance que du nombre de personnes mises en cause par la police et la gendarmerie.
Ces statistiques traduisent donc plus l’activité des services de police et de gendarmerie que la réalité de la délinquance.
Comment faut-il les analyser ?
Ces chiffres conduisent plutôt à faire l’hypothèse d’une modification du contrôle policier à l’égard des filles. Un retour par l’histoire est aussi nécessaire. Si l’on en croit ces statistiques, on peut aussi en conclure que jamais les femmes n’ont été aussi peu violentes.
Aux XVIIIe et XIXe siècles, les femmes majeures ont représenté jusqu’à 30 % des personnes emprisonnées. Aujourd’hui, elles sont 3,4 %. Pour toutes ces raisons, je pense que l’idée d’une augmentation de la violence des filles doit largement être relativisée.
Peut-on tout de même y voir la conséquence de l’égalisation des modes de vie entre les hommes et les femmes ?
On s’est déjà posé la question, notamment dans les années 70 aux États-Unis. On pensait que si les femmes vivaient comme des hommes, elles finiraient par commettre autant d’infractions qu’eux. Ce mouvement n’a jamais été constaté. Au contraire, les chiffres restent très stables.
La vraie question, c’est : quel sort fait-on à cette violence des filles ? Je pense qu’à partir du moment où une fille devient violente comme un garçon, elle sera davantage réprimée ou surveillée. D’abord, parce qu’elle fait preuve de violence dans une société qui le tolère de moins en moins. Ensuite, parce qu’elle est une fille et qu’une femme violente dérange.
Les commentaires sur les chiffres du rapport de l’Observatoire prouvent en effet que la délinquance féminine a quelque chose de scandaleux…
Quand une fille est là où on ne l’attend pas, et notamment dans les chiffres de la police et de la gendarmerie, les stéréotypes de genre font que l’on est plus choqué que lorsqu’un garçon se retrouve dans la même situation.
Il n’y a qu’à voir la façon dont elles sont traitées dans les médias. En règle générale, on en fait des monstres. On met en avant leur cruauté, leur perversité. On développe toute une mise en scène pour montrer à quel point elles sortent du rôle qu’on attend d’elles.
La violence des hommes est-elle mieux acceptée ?
D’une certaine façon, elle dérange moins l’ordre social dans la mesure où elle est attendue, normale, d’un point de vue statistique.
Je pense aussi que l’on fait, à l’heure actuelle, un autre usage de la violence des filles. Brandir l’argument des filles, c’est une façon de renforcer l’idée qu’il faut réprimer davantage la violence en général et celle des jeunes en particulier. On peut aussi y voir un antiféminisme latent. Il est tout de même étrange de penser que l’égalisation des sexes donne la possibilité aux filles d’avoir accès à l’usage de la violence et de ne pas vouloir penser en revanche que cette égalisation pourrait inciter les garçons à intégrer des valeurs plus féminines.
Quelle est la réalité de ce que l’on appelle les bandes de filles ?
À ma connaissance, elles n’existent pas vraiment. Si elles se créent, c’est de façon très souple et temporaire. Dans les bandes des années 80, elles avaient un rôle spécifique. Elles ne participaient pas aux actes violents. Elles tenaient plutôt les sacs des garçons, si l’on peut dire.
Mais la France, finalement, connaît assez mal le phénomène de la violence féminine.
Comment expliquer cette absence de curiosité ?
Il y a plusieurs raisons. La première tient à la sous-représentation statistique des filles dans les phénomènes constatés de délinquance, qui fait que la question du sexe du contrôle social est restée impensée, alors même qu’elle est criante, les chiffres en témoignent.
Ce silence vient aussi du côté des féministes. Aujourd’hui, on peut poser la question. Dans les années 70, l’urgence était plutôt de dénoncer les violences faites aux femmes. Ce n’était pas le moment de s’interroger sur la violence des femmes, qui reste un phénomène marginal même s’il est constant.
Mais, contrairement à tout ce que l’on dit, la délinquance des filles est finalement assez comparable à celle des garçons. Au niveau des majeures, comme les hommes, un tiers des femmes en prison y sont pour des vols.
La prise en charge sociale est-elle la même pour les femmes et pour les hommes ?
Il faut distinguer les mineures et les majeures. Chez les mineures, même en cas d’infraction, l’ouverture d’un dossier au pénal n’est pas systématique. On ouvre plutôt un dossier en assistance éducative. On ramène en effet très vite les actes de délinquance à un mal-être d’ordre psychique ou familial. Compte tenu des transformations de la justice des mineurs, cela est toutefois en train d’évoluer.
Chez les majeures, c’est la maternité qui fait la différence. La justice pénale fait preuve d’une certaine indulgence pour les délinquantes qui ont des enfants. Elle prononcera moins facilement une incarcération que pour une femme sans enfants. Cela conduit à des différences de traitement entre hommes et femmes, mais aussi entre les femmes.